Alain Quella-Villéger replace le propos de l’écrivain dans les idées de son siècle.
Le docteur en lettres et en histoire contemporaine Alain Quella-Villéger est un spécialiste de Pierre Loti, l’auteur du fameux roman "Le Mariage de Loti" racontant son histoire d’amour avec une Tahitienne. En tour du monde sur les traces de l’écrivain, il était à Tahiti en mars dernier
Il est venu comme officier de marine quand il avait 22 ans. Son navire est arrivé au mois de janvier 1872 et est reparti en mars, il est resté deux mois en escale à Tahiti. Il était passé aux Marquises juste avant et ce sont ces deux visites qui ont alimenté tout ce qui sera dans son roman "Le Mariage de Loti". Il y raconte le milieu autour de la reine Pomare IV, les courtisanes et les suivantes, ses histoires d’amour, et puis la vie quotidienne, sa découverte de Tahiti.
On qualifie souvent "Le Mariage de Loti" comme un ouvrage colonialiste, est-ce une critique justifiée??
Alain Quella-Villéger. "Il y a deux aspects dans ce livre qui sautent aux yeux d’un lecteur contemporain. D’abord, le côté paradis/Nouvelle Cythère, dans la tradition de Bougainville ou de Rousseau, cette idée de l’indigène "bon sauvage" qui vit dans une culture naïve et authentique… Mais en même temps, il y a une lucidité sur cette civilisation qu’il voit en train de disparaître, menacée par la colonisation. Il y a donc ce double regard, de la fascination pour un monde qui lui parait enchanteur et en même temps l’inquiétude de voir ce monde menacé, notamment par la présence européenne, donc lui-même. C’est assez lucide pour être intéressant. Il a ce double regard, de la fascination pour un monde qui lui parait enchanteur et de l’inquiétude de voir ce monde menacé, notamment par la présence européenne. Mais on peut parfois être choqué par le livre et c’est normal. Loti a des jugementsqui sont ceux du XXe siècle. C’est une littérature qui a 150 ans et on ne reprocherait pas à Molière d’avoir des idées du XVIIe siècle. Par exemple, il a un discours qui est vraiment d’Européen, cette idée que nous avons une civilisation avancée. Même s’il n’emploie jamais le mot "civilisation supérieure", l’idée transpire dans l’ouvrage. Il y a aussi le rapport aux femmes et la facilité de la sexualité, qui peut paraître un peu prédateur, c’est le reflet des marins qui sont en escale et trouvaient à Tahiti une vie facile. Sur les Chinois de Tahiti, il reprend les poncifs du temps, parce qu’ils étaient mal intégrés ou mal perçus… Donc il y a des choses à critiquer, mais on ne peut pas lire un livre du XIXe comme s’il avait été écrit hier.
En tant qu’historien, quand vous voyez la Polynésie d’aujourd’hui comparée à celle vue par Pierre Loti, est-ce que ses craintes sont devenues réalité??
J’ai l’impression qu’il y a toujours ces deux aspects. Après, Loti ne prétendait pas deviner l’avenir, il est sur un constat. Il a écrit sur son ressenti, plus que sur une idéologie ou une étude scientifique. Après, c’est vrai qu’il y a toute une culture traditionnelle polynésienne qui a été mise en danger et aujourd’hui il y a tout un travail qui doit être fait au niveau du patrimoine et de la langue, qui vise àpréserver cette identité. Mais je ne peux pas me permettre de juger depuis l’extérieur. Tout ce que je vois, c’est qu’il y a ici une revendication culturelle qui est parfaitement légitime.
Et chez Loti il y a ces deux aspects qui apparaissent déjà, le côté européen et polynésien. Il disait la même chose de l’Île de Pâques d’ailleurs, en disant que ces cultures traditionnelles méritent d’être préservées. En même temps il y a toujours cette confrontation avec ce qu’aujourd’hui on appellerait la Mondialisation, que Loti appelait "l’uniformisation du monde". On gomme nos différences, au risque de perdre une richesse. C’est finalement ce que dit ce livre, "Le Mariage de Loti".
Est-ce que selon vous tous les Polynésiens devraient lire "Le Mariage de Loti"??
Pas obligatoirement, mais je le recommande. D’abord parce que c’est de la bonne littérature. Loti est un écrivain qui écrit de très belles phrases, il a cette capacité à saisir les lumières, les paysages, les instants… Il y a une écriture très poétique par moment. Donc, pour ça, ça en vaut la peine. Après, dans une logique tahitienne, c’est le reflet d’une situation historique et ça relève du patrimoine immatériel de la Polynésie. Le patrimoine ce n’est pas que ce qui est né sur place, c’est aussi ce qui est venu de l’extérieur, donc voilà un élément intéressant. C’est un regard extérieur, avec sa subjectivité, mais on gagne toujours à réfléchir sur le regard que les autres portent sur nous. Quitte à le critiquer?!